La Maison de Haute Maroquinerie française s’est associée à l’association artistique, sociale et économique Home Affairs dans le but d’ouvrir une résidence d’artistes pendant un an dans ses ateliers de Tergnier.
Deux visions de la création. C’est en ces mots que l’on peut décrire le nouveau projet impulsé par Camille Fournet. Depuis juin 2025, et pendant un an, plusieurs artistes se sont installés dans la manufacture de la marque, en cours d’extension.
Une double lecture de l’art et de l’artisanat
A Tergnier, entre Amiens et Reims, la manufacture de la Maison Camille Fournet s’habille d’art. A cette fin, elle a collaboré avec l’association Home Affairs, une plateforme artistique, sociale et économique qui crée des cadres de travail inédits et expérimentaux pour les artistes et designers dans des manufactures et sur des chantiers de construction. Ces derniers peuvent ainsi puiser dans les éléments de production de ces sites pour les réinventer sous une autre forme.
Ces ateliers, en cours d’extension, sont le lieu idéal pour faire éclore la créativité artistique. Tout a commencé par une invitation lancée en 2023 par Camille Fournet à Oriane Déchery, la fondatrice de Home Affairs, qui a, à son tour, proposé à trois autres artistes et designers de venir travailler en résidence, aux côtés des employés de la marque, entraînant un projet à double dimension. Tous ont pu utiliser les matières premières de l’atelier, notamment le cuir, pour créer leurs œuvres qui habillent désormais les différents espaces.
Oriane Déchery, l’artiste précurseure
Oriane Déchery, figure phare de ce projet, est une plasticienne française née en 1983 et basée à Paris. Durant l’année de résidence, elle a co-créé avec d’autres artistes des œuvres et objets produits à partir des matériaux de la manufacture et du chantier, explorant les notions de travail, de réemploi et de fiction domestique. Sa démarche est profondément collaborative et installée dans le réel : elle interroge les processus de production, les matériaux banals et l’interaction avec les artisans.
Lors de la résidence, elle a observé les gestes des artisans et s’est inspirée d’un objet : des gants en coton utilisés pour essuyer les outils après la coloration, qui deviennent comme de petites peintures. L’artiste a ainsi sculpté trois grandes mains représentant les gestes de trois travailleuses. Ces sculptures sont mobiles sur roulettes mais figées dans leurs gestes, à l’inverse des artisans dont les gestes sont continus mais les corps immobiles. Le revêtement des sculptures est fabriqué à partir de documents administratifs des services de la manufacture, broyés en pâte de papier. Dans un autre registre, Oriane Déchery a demandé à une centaine d’artisans d’arrêter leur travail pour photographier leurs mains. Elle a ensuite encollé de manière définitive ces images dans les espaces de direction où les décisions sont prises. “Une façon de remettre au centre les corps supervisés des artisans, de leur redonner un pouvoir” explique le site.
Des artistes pluriels et complémentaires
Romain Guillet, designer et scénographe, a pour sa part passé un an en résidence à Tergnier. Inspiré par les machines et le quotidien de celles et ceux qui y travaillent, il a conçu deux œuvres qui interrogent la relation entre corps et production. La première est une série d’accessoires aimantés, disséminés dans la manufacture : boutons, leviers, manivelles ou fragments de corps en silicone. En détournant les éléments de contrôle des machines, Romain propose un “hacking poétique” qui perturbe la productivité et révèle l’humain derrière la mécanique. La seconde œuvre est un paravent monumental réalisé en cuir recyclé, matériau courant dans la manufacture. Inspiré du motif d’écailles d’alligator, il réinterprète les codes du luxe : une pièce modulable, économique et reproductible, pensée pour dialoguer avec l’architecture du nouveau bâtiment. Ces créations traduisent une volonté d’intégrer l’espace industriel tout en le transformant subtilement.
De son côté, Virginie Yassef a amené une réflexion alliant histoire et anthropologie. Cette recherche l’a conduite jusqu’aux rives du Mississippi où sont situées les fermes d’élevage d’alligators. De ce point de départ, elle a remonté un fil historique, celui des Natchez, amérindiens autochtones qui vivaient dans cette région. C’est à partir de ces indices historiques qu’elle a commencé à imaginer un ensemble d’œuvres. Trois faux rochers crocodiliens mobiles pouvant être déplacés dans tous les espaces de la manufacture et intitulés Pierre (1), Pierre (2), Pierre (3), sont associés à trois bannières, nommées Serpent piqué (1,2,3). Les trois bannières présentent des dessins aux messages mystérieux conçus à partir de disques réalisés dans les chutes de peaux d’alligators non utilisées et assemblées sur une couverture de survie argentée froissée. Chaque rocher possède des yeux et semble fossiliser une mémoire en observant tout.
Pour cette expérience en manufacture, Maria Alcaide, artiste plasticienne travaillant aussi la vidéo, les textes et les installations, a pour sa part imaginé deux œuvres : Paysage de manufacture et Portraits des manufactures. Ces deux pièces jumelles qui dialoguent entre elles sont présentées dans chaque bâtiment de la manufacture. Maria Alcaide a observé les artisans à l’œuvre, leurs gestes, la précision des mains, et elle a remarqué un jour que beaucoup de travailleuses et travailleurs portaient des tatouages. Pour elle, ces tatouages sont un symbole de classe et constituent un élément essentiel pour réaliser un portrait contemporain de la classe ouvrière. Une référence directe s’établit entre la peau animale et celle des personnes présentes. Dans cette deuxième œuvre, Maria explore des processus inversés : elle utilise un squelette de peau montrant des vides qu’elle remplit avec d’autres matériaux et des photos évoquant ces vides et ces trous. L’installation est pensée pour le nouveau bâtiment vide de Camille Fournet.
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Photo à la Une : Œuvre d’Oriane Déchery © Home Affairs / Camille Fournet