[CHRONIQUE] Quels remèdes au “Luxe Fatigue” actuel ?

Qu’il soit conjoncturel ou structurel, le mal qui ronge actuellement le luxe apparait plus profond qu’il n’y paraît. Le matraquage du luxe, la dilution de l’exclusivité tout comme une stratégie de pricing haussier semble avoir fini par lasser les clients des deux côtés du spectre, qu’ils soient aspirationnels ou fortunés et incité ces derniers à trouver dans le paradoxe des dupes des alternatives économiquement plus accessibles.

 

Le « Luxe Fatigue » représente un phénomène contemporain où les consommateurs traditionnels du luxe éprouvent une lassitude croissante face à l’omniprésence des marques de prestige.

 

Paradoxalement, alors que le marché du luxe continue de croître — atteignant près de 1 500 milliards d’euros en 2024l’enthousiasme et le désir qui caractérisaient autrefois ce secteur s’érodent. Cette saturation s’explique par trois facteurs majeurs : l’hyper-disponibilité des produits de luxe, la démocratisation des codes esthétiques via les réseaux sociaux et l’émergence des « dupes », ces produits qui imitent l’esthétique des grandes marques à moindre coût.

 

Dans ce contexte d’hyperchoix, comment les marques de luxe peuvent-elles réinventer les notions de rareté et d’authenticité pour raviver la désirabilité de leurs produits ?

 

Dans cette nouvelle chronique, Pascal Malotti, Global Retail Strategy Lead pour Valtech Group et directeur de la stratégie de Valtech décrit d’abord les symptômes de ce « Luxe Fatigue » avant d’évoquer les différentes pistes pour réveiller la désirabilité du luxe. 

 

Dilution de l’exclusivité

 

Le modèle économique des grandes Maisons de luxe s’est progressivement transformé, privilégiant la croissance en volume plutôt que l’exclusivité. Les flagships stores dans chaque métropole mondiale, les gammes accessibles et les stratégies omnicanales ont rendu ces marques omniprésentes. Cette ubiquité contredit l’essence même du luxe : l’inaccessibilité relative. Gucci illustre parfaitement cette évolution : passant de 76 boutiques dans les années 1990 à plus de 520 aujourd’hui, la marque a multiplié ses points de contact jusqu’à ce que son iconique sac Marmont devienne l’un des accessoires les plus répandus dans les métropoles mondiales.

 

Standardisation esthétique

 

L’uniformisation des codes visuels entre marques crée une homogénéité décevante. Le consommateur averti reconnaît désormais les tendances transversales qui traversent les collections, diminuant la perception d’unicité. Les réseaux sociaux amplifient ce phénomène en accélérant la diffusion et la banalisation des codes esthétiques. Entre 2018 et 2021, la vague des logos oversized a touché simultanément Gucci, Balenciaga et Fendi, créant un effet de déjà-vu persistant à travers les collections.

 

Paradoxal dupe

 

L’essor des « dupes » — ces produits qui reproduisent fidèlement l’esthétique des grandes marques — pose une question fondamentale : si l’apparence est identique, pourquoi payer le prix du luxe ? Ce phénomène révèle que les marques ont surexploité l’aspect visuel au détriment d’autres dimensions de valeur. En 2022, le hashtag #dupe a généré plus de 2 milliards de vues sur TikTok, propulsant des marques comme Mango ou Zara capables de reproduire l’esthétique d’un sac Bottega Veneta pour moins d’un dixième de son prix.

 

Il est maintenant question des différents remèdes envisagés face au « Luxe Fatigue ».

 

Rareté programmée et transparente

 

Contrairement aux stratégies opaques de limitation artificielle, les marques avant-gardistes adoptent une « rareté programmée » assumée. Elles communiquent clairement sur le nombre limité de pièces produites et leur calendrier de disponibilité. Cette transparence crée une nouvelle forme de confiance avec le consommateur. Ainsi, lorsque Jacquemus a lancé son sac « Le Bambino » en édition limitée à 2 000 exemplaires numérotés, la liste d’attente a dépassé les 25 000 demandes.

 

Personnalisation profonde

 

Au-delà des simples monogrammes, la personnalisation profonde implique une véritable co-création entre la marque et le client. Les technologies avancées permettent de créer des pièces portant l’empreinte unique de leur propriétaire. Chez Berluti, chaque client peut développer sa propre teinte de patine, tandis qu’Hermès propose, via son service « Horizons » la conception de pièces uniques, comme des malles à champagne sur mesure pour yacht ou des selles personnalisées.

 

Rareté temporelle et expérience éphémère

 

La valeur peut résider dans l’expérience plutôt que dans l’objet. Les événements exclusifs, les installations artistiques temporaires et les collections évolutives créent une forme de rareté temporelle inimitable. L’accent mis sur l’expérience plutôt que sur la possession répond aux aspirations post-matérialistes des nouvelles générations. Chanel l’a brillamment démontré avec sa collection capsule « Le Château des Dames », présentée lors d’une exposition immersive de 48 heures à 200 invités triés sur le volet.

 

Une authenticité à redéfinir

 

Les marques doivent opérer un glissement de l’authenticité formelle vers l’authenticité substantielle. Cette dernière repose sur des attributs difficilement reproductibles : procédés artisanaux complexes, matériaux développés en interne et innovations techniques brevetées. Loro Piana incarne cette approche avec son « Baby Cashmere », une fibre d’une finesse de 13,5 microns, obtenue uniquement lors de la première tonte des chevreaux, avec une production mondiale limitée à 2 000 kg par an.

 

Traçabilité radicale

 

La blockchain et d’autres technologies permettent désormais de documenter l’intégralité du cycle de vie d’un produit. Cette traçabilité radicale répond à l’exigence croissante d’éthique et de transparence. L’initiative « Aura Blockchain Consortium » de LVMH et Prada permet ainsi de suivre chaque étape de la vie d’un produit, depuis l’origine des matériaux jusqu’à sa fabrication, créant une connexion émotionnelle unique avec chaque pièce.

 

Authenticité narrative

 

Dans un monde saturé d’images, le récit devient différenciant. L’histoire véritable d’une marque, ses valeurs et sa philosophie constituent une forme d’authenticité inimitable. Brunello Cucinelli illustre parfaitement cette approche : en reversant 20% de ses bénéfices à sa fondation et en maintenant sa production dans le village médiéval de Solomeo qu’elle a restauré, l’entreprise incarne concrètement sa philosophie d’humanisme entrepreneurial.

 

Cultiver la désirabilité par l’innovation de valeur

 

La performance exceptionnelle et l’innovation fonctionnelle constituent un territoire de différenciation sous-exploité par le luxe contemporain. Une montre aux fonctionnalités uniques, un vêtement aux propriétés techniques inédites ou un accessoire intégrant des technologies propriétaires créent une valeur d’usage inimitable. La technologie Techmerino de Zegna, qui confère des propriétés thermorégulatrices exceptionnelles à ses costumes, illustre cette approche d’innovation fonctionnelle.

 

L’engagement communautaire authentique

 

Les communautés exclusives construites autour des marques peuvent générer une valeur relationnelle significative. Ces écosystèmes sociaux doivent dépasser la simple transaction pour créer des liens profonds entre passionnés. Le « Patek Philippe Club » organise ainsi des rencontres privées avec les maîtres horlogers et des masterclasses exclusives, créant une communauté passionnée qui transcende la simple possession d’un produit.

 

Durabilité radicale

 

Au-delà d’une simple conformité aux normes environnementales, la durabilité radicale implique une reconception fondamentale des produits pour qu’ils traversent les générations. Cette approche inclut des programmes de réparation à vie, des mises à jour modulaires et une esthétique intemporelle. Vacheron Constantin démontre cet engagement avec son département « Les Collectionneurs », qui restaure et recertifie ses montres vintage, transformant chaque achat en un investissement transgénérationnel.

 

 

Le Luxe Fatigue représente une opportunité de réinitialisation salutaire pour un secteur qui s’était éloigné de ses fondamentaux. Les marques qui sauront opérer cette transition devront équilibrer plusieurs dimensions paradoxales : être visibles sans être omniprésentes, exclusives sans être inaccessibles, traditionnelles sans être figées.

 

La véritable désirabilité à l’ère de l’hyperchoix naîtra de la capacité à créer des expériences et des produits résistant à la reproduction superficielle. En réalignant leur proposition de valeur sur des attributs substantiels plutôt que formels, les Maisons de luxe pourront reconstruire une désirabilité plus profonde et durable.

 

Face aux dupes et à la banalisation, la réponse ne réside ni dans une course à l’ostentation ni dans un repli nostalgique, mais dans une réinvention courageuse qui honore l’essence du luxe : créer de l’extraordinaire dans un monde ordinaire.

 

Lire aussi > [CHRONIQUE] Appréhender les tendances mondiales lorsqu’on est une marque de luxe aujourd’hui

 

Photo à la Une : © Jakob Trost/Unsplash

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Pascal Malotti
Pascal Malotti is Global Retail Strategy Lead at Valtech, an agency specializing in experience through innovation. With over 20 years' experience in digital technologies and innovation, he helps brands with their retail transformation.
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